Review/2001/5
RHP&EO is the electronic journal of the
International Union for Health Promotion and Education

Home ] [ IUHPE ] Our Mission ] Editorial Board ] [ Contributors ] Papers ] [ IJHP Papers ]

Cinq textes utiles à un déblocage épistémologique et méthodologique des recherches et interventions en promotion de la santé [English]

by Robert Bastien


Cinq textes utiles à un déblocage épistémologique et méthodologique des recherches et interventions en promotion de la santé, Reviews of Health Promotion and Education Online, 2002. URL: reviews/2002/7/index.htm.

Après tout, l'activité d'aujourd'hui, les conditions sanitaires et l'agriculture en sont encore à l'âge rudimentaire. La science de notre époque ne s'est attaquée qu'à un minuscule secteur du champ des maladies humaines, mais malgré cela elle étend ses opérations d'une allure ferme et persistante.
H.G. Wells, La machine à explorer le temps, Folio, Paris.

Praticien de santé publique depuis 1988, ma vision de l'intervention et de la recherche dans ce domaine a été fortement modifiée au cours des dernières années par différents écrits et surtout par la réalisation de ma recherche doctorale. J'aimerais donc dans ce texte évoquer cinq livres qui ont significativement fait évoluer mon regard et ma pratique. Le terrain réalisé pour ma thèse, sous forme d'un séjour de plusieurs mois au sein d'une école secondaire, m'a permis de conforter l'importance de ce regard différent et de comprendre d'une manière totalement neuve comment, du point de vue des membres de cette école (enseignants, professionnels non enseignants et élèves), les interventions de promotion de la santé peuvent s'appréhender dans ce type d'organisation. Comme pour la majorité des études d'inspiration ethnographique, le terrain de recherche s'accompagne d'un incessant va-et-vient avec les écrits. Les textes que je présente aujourd'hui demeurent pour moi une source d'inspiration intarissable et c'est ce que je voudrais partager avec les lecteurs de la revue.

Goffman et les échanges en face-à-face

À la condition d'entrevoir les savoirs préventifs comme des constructions sociales élaborées localement, les échanges face-à-face entre les professionnels de la santé et les populations dites cibles offrent au chercheur un prisme d'une grande richesse pour saisir, dans l'instant présent, la fabrication naturelle et en temps réel du discours de promotion de la santé.

À cet effet, l'ouvrage d'Irving Goffman (1974) Les rites d'interaction offre des pistes remarquables par la réalisation d'une véritable sociologie de l'événement et de la situation, réalisée à l'aide d'une analyse détaillée et méticuleuse des rituels conversationnels. Comme il le note, les situations d'échanges face-à-face constituent un objet d'étude en soi car elles sont les plus petits lieux à partir desquels on peut observer la construction de la vie sociale. Dans le champ de la promotion de la santé, une part importante de la dispensation des savoirs préventifs transite par l'entremise de la parole, voire de la conversation. Toutefois, nous n'accordons pratiquement jamais d'attention à l'acte langagier parce qu'il nous apparaît " mineur" et sans importance; en effet, nos préférences logent, pour l'essentiel, du côté des faces manifestes de nos interventions : l'utilisation d'un guide d'animation, l'usage approprié d'images et de technologies favorisant une dissémination adéquate des savoirs jugés " bons ", la maîtrise des connaissances, etc. Il est facile de constater cet état de fait en parcourant les rapports d'évaluation de projets de promotion de la santé, pour y réaliser à quel point les modalités d'échanges sont oblitérées. Toutefois, en acceptant de s'inspirer du travail de Goffman et d'entrevoir les échanges conversationnels entre des agents de santé et leurs publics comme un objet de recherche en soi, il devient possible d'accéder à un niveau de connaissance plus incarnée des savoirs nécessaires à l'élaboration de nos programmes d'intervention.

Prenons les cas typiques suivants : un enseignant qui aborde le thème de la prévention du suicide avec des élèves en classe; un travailleur de rue qui présente les avantages de l'injection de drogue à risques réduits à un toxicomane; une infirmière qui prodigue à une jeune fille des conseils au niveau de la grossesse dans un centre de santé. Ces exemples de conversations, en apparence ordinaires, sont marqués par divers conflits interprétatifs qui, de part et d'autre, exigent des ajustements et des agencements discursifs propices à maintenir actif et vivant le dialogue. Et toutes ces situations comportent, à des degrés variables et pour des motifs différents, un espace de contestation où les " joueurs ", pour reprendre l'expression de Goffman, acceptent de participer au jeu ou de s'en extraire lorsque cela leur semble préférable. La possibilité de s'extraire ou de maintenir sa participation à des interactions ayant pour objet la prévention est en premier lieu définie par le contexte des échanges. Le contenu des échanges apparaît, bien plus souvent plus qu'on ne le pense, à l'arrière-scène des situations quotidiennes alors que nous avons souvent tendance, nous du champ de la promotion de la santé, à le mettre à l'avant-scène.

Barrett et les conflits d'interprétation autour de l'information sociosanitaire

L'erreur la plus courante que nous commettons en recherche et lors de l'élaboration de projets de promotion de la santé visant à prévenir des risques sociosanitaires est de croire que nos préoccupations sont partagées avec une intensité relativement semblable par les individus et les milieux que nous ciblons. L'avènement du SIDA a sans nul doute augmenté dans l'univers des représentations collectives, en occident plus qu'ailleurs, la force de pénétration de l'imagerie préventive des promoteurs de la santé. Dans ce cas particulier, nous n'avons sans doute pas tort d'imaginer l'existence d'une certaine convergence entre l'institution préventive contemporaine et un très vaste ensemble de publics diversifiés : homosexuels, toxicomanes, jeunes, etc. Mais il apparaît ici hasardeux de parler d'un partage de type symétrique qui refléterait un système de pensée et d'action unifié où il n'y aurait pas de contestations ou de conflits interprétatifs.

En fait, il s'agit de s'adonner quelque peu à l'observation, par exemple d'un enseignant qui aborde le thème de l'alimentation saine avec ses élèves en classe, pour constater à quel point son message peut être prompt à engendrer des situations conflictuelles l'obligeant à moduler et à transformer les savoirs qu'il met en scène. Plutôt que de considérer ces tensions comme des problèmes ou des ratés, on pourrait partir d'elles pour développer une connaissance pragmatique de la promotion de la santé. À cet effet, même si l'ouvrage de Robert Barrett (1998) intitulé La Traite des Fous ne concerne pas directement le domaine de la promotion de la santé mais plutôt la schizophrénie, il apporte une contribution significative à notre domaine parce qu'il aborde justement les conflits interprétatifs et disciplinaires comme des forces générant de nouvelles catégories de savoirs, et non comme des contraintes ou des problèmes à combattre. C'est du point de vue de l'ethnographie que Barrett cherche à comprendre comment l'identité du schizophrène se construit. Il fonde tout d'abord ses avancées théoriques sur l'observation pour ensuite chercher dans les écrits des explications à des situations problématiques. Ce va-et-vient permet une très forte conjonction entre les aspects micros et macrosociaux et peut représenter, pour la recherche en promotion de la santé, une perspective appréciable pour l'interprétation des résultats et par la suite leur transformation en interventions plus efficaces.

Sur l'influence des institutions dans la transmission des messages de promotion de la santé : Goffman et Coulon

L'institution scolaire, à titre d'exemple, exige de ses membres, surtout de la part des élèves, qu'ils se conforment aux règles (être présent à l'école et en classe, faire preuve de respect, remettre ses travaux à temps, donner les bonnes réponses aux bonnes questions, ne pas poser de gestes de violence, etc ) et au pouvoir de l'institution sans quoi ils risquent la suspension ou l'expulsion. Et les règles qui prévalent dans une institution scolaire sont totalement différentes de celles qui ont cours dans le milieu carcéral par exemple, ou encore sur la rue lorsqu'elle constitue un lieu de vie pour des itinérants et des jeunes en errance. Tenter de comprendre le sens que les individus accordent aux savoirs préventifs dans les interactions qu'ils suscitent ou subissent sans considérer l'influence des règles et des pouvoirs liés au contexte d'une institution équivaut à lire un livre, les yeux fermés.

Dans le domaine des études microsociales, la notion de règle est capitale. Elle constitue en quelque sorte la clé d'entrée à partir de laquelle on peut, en surface, donner sens aux conduites des gens en société. Dans cette optique, il ne s'agit pas seulement d'étudier comment les gens se conforment aux règles et aux pouvoirs qui régissent leurs conduites mais plutôt d'analyser en temps réel ce que les gens font des règles, comment ils les adaptent et les transgressent pour obtenir des bénéfices et des privilèges et, surtout, comment ils en inventent d'autres pour légitimer leurs actions. Pour aborder ainsi l'étude de la promotion de la santé à travers des échanges se déroulant dans le contexte d'institutions, je suggère deux ouvrages. Le premier est un autre classique de Goffman (1968): Asile. Ce travail colossal, fruit d'une observation participante de plusieurs années dans un hôpital psychiatrique américain, permet de saisir au quotidien et avec l'œil du reclus la vie dans ce milieu. L'ouvrage de Goffman montre comment les conduites de défiance et les manœuvres informelles permettent de tirer profit des règles d'une institution aussi totalitaire que l'asile. En fait, l'optique de Goffman peut s'entrevoir comme une invitation à voir autrement la réalité de l'Autre et de l'appréhender, non plus sous l'angle de nos convictions et de nos certitudes, mais plutôt sous l'angle du sens que l'Autre y accorde en prenant comme point de mire le contexte dans lequel il évolue.

Le deuxième ouvrage que je retiens est un traité qui aborde tout autant les fondements théoriques de la recherche microsociale que les approches, dont l'observation directe et l'observation participante, permettant de réaliser ce type d'études dans divers milieux. Il s'agit du travail de Coulon (1993) intitulé Ethnométhodologie et éducation. Comme son titre l'indique, le thème concerne en premier lieu l'organisation de la vie sociale dans le milieu scolaire. Comme plusieurs de nos projets se concrétisent dans cet espace, j'en suggère la lecture aux fins de mieux comprendre l'univers complexe que sont l'école et la classe et aussi, par extension, de développer un autre regard dans les divers types d'institutions où nos interventions se déroulent.



En guise de conclusion : de l'importance du temps présent et du pouvoir des institutions

Il existe, je crois, un manque flagrant de recherche traitant des petites unités de sens que sont les interactions constituées autour de la dispensation de savoirs sanitaires. Pourquoi en est-il ainsi ? Bien qu'incomplète, une part de la réponse réside probablement dans les liens privilégiés qu'entretient encore la recherche en promotion de la santé avec le positivisme, dans l'influence de la psychologie sociale américaine et dans l'épidémiologie, qui fait de la promotion de la santé un domaine d'experts où les savoirs à la base de l'action et aussi de certains types de recherches sont conceptualisés et promus comme des savoirs-vérités. Depuis la constitution de la santé publique moderne, voilà plus de cent ans, les effets de ces savoirs sur les connaissances de sens commun et les conduites individuelles sont évalués a posteriori. Encore de nos jours et sinon plus aujourd'hui, une part très importante des études sont réalisées à partir d'une découpe spatio-temporelle (temps présent, passé et futur) où tout ce qui concerne le temps présent et les espaces où se déroulent les interactions sociales de promotion de la santé est pour ainsi dire négligé. Plus encore, on ne s'interroge qu'en de très rares occasions sur la manière dont les agents de promotion de la santé interprètent, transforment et abordent ces interactions dans le cadre de leur pratique. La recherche apparaît ainsi être condamnée à étudier sur des bases essentiellement prospectivistes une réalité passée (la diffusion et l'appropriation des savoirs) dans le temps futur (le moment où le savoir se transforme en action).

Les quatre premiers ouvrages dont je suggère la lecture sont tous construits sur la base de l'observation directe ou participante. Cette posture de recherche représente une réelle science du temps présent parce qu'elle permet justement de saisir, dans l'instant, la façon dont les individus s'agencent les uns aux autres.

Dans le domaine de la recherche en santé, nous nous référons habituellement aux écrits pour deux raisons principales : conforter nos convictions ou nous mettre en situation de déséquilibre face à notre objet. L'urgence d'agir et de trouver des solutions aux maux qui accablent les populations forme pour ainsi dire la trame de notre pratique et nous ne bénéficions que de très peu de marge de manœuvre pour entrevoir d'autres façons de construire un problème ou, plus encore, pour suggérer des solutions qui échapperaient aux diktats des modèles prédictifs fondés, par exemple, sur la rationalité des sujets. Devant la place qu'occupent ces modèles, et sous l'influence des responsabilités sociales qui nous incombent, nous sommes plus souvent enclins à conforter notre façon de concevoir la réalité dans des modèles dits éprouvés plutôt que de les soumettre à des interrogations épistémologiques susceptibles d'en ébranler les fondements et, par ricochet, nos certitudes. Il existe tout un pan de la littérature qui traite de cette question et c'est la philosophie qui réussit sans doute le mieux à questionner notre façon d'analyser, de comprendre et de donner un sens à la réalité.

Le dernier ouvrage que je suggère traite justement de nos certitudes, de nos incertitudes et du pouvoir des institutions sur le façonnement de la réalité. Ce livre de Mary Douglas (1999) s'intitule : Comment pensent les institutions? En un mot comme en dix, il propose une théorie des institutions par l'intermédiaire d'enjeux épistémologiques révélés par la sociologie et l'anthropologie. Considérant que la promotion de la santé se conceptualise aisément comme une institution en soi pour ceux qui l'utilisent comme niche épistémologique et champ de pratique, ce livre ouvre des perspectives interprétatives critiques permettant de sonder les limites et les possibles des versions du monde qu'elle produit.


Robert Bastien est chercheur à la Direction de la santé publique de Montréal Centre, Montréal, Québec, Canada, et chargé d'enseignement de clinique au Département de médecine sociale et préventive de la Faculté de médecine de l'Université de Montréal. rbastien@santepub-mtl.qc.ca

Ce texte est dédié à Michel Perreault, Monique Besse, et Geneviève Paicheler.

You want to react to this text? Click here!

References

  1. Barrett, Robert, La traite des fous, Éditions Les empêcheurs de penser en rond, Paris, 1998. WWW
  2. Coulon, Alain, Ethnométhodologie et éducation, Éditions Presses Universitaires de France, Paris, 1993. WWW
  3. Douglas, Mary, Comment pensent les institutions, Éditions La Découverte/M.A.U.S.S., Paris, 1999. WWW
  4. Goffman, Irving, Asiles : études sur la condition sociale des malades mentaux, Éditions de Minuit, Paris, 1968. WWW
  5. Goffman, Irving, Les rites d'interaction, Éditions de Minuit, Paris, 1974. WWW


Copyright © 1999-2007 Reviews of Health Promotion and Education Online,