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Une triple interrogation à propos de la Charte de Bangkok Ridde, Valéry, Une triple interrogation à propos de la Charte de Bangkok, Reviews of Health Promotion and Education Online, 2005. URL:9/index.htm. La lecture de la proposition de la Charte de promotion de la santé de Bangkok, qui devrait être adoptée cet été, implique plusieurs commentaires. Je ne reviendrai pas sur les problèmes de traduction (ce qui demeure cependant bien surprenant) ou demploi inapproprié de certains concepts (droits de « lhomme », « race »). Trois éléments particuliers ont attiré mon attention, et je centrerai donc mon article sur les thèmes de lévaluation, de la place des communautés et des inégalités sociales de santé. Et si on évaluait dabord la Charte dOttawa ? Si je peux comprendre que, pour des raisons de diplomatie et de visibilité, lOrganisation Mondiale de la Santé (OMS) et le pays hôte de la prochaine conférence internationale sur la promotion de la santé trouvent indispensable de solder la réunion de Bangkok par une nouvelle Charte, je métonne de lutilité, dabord, de produire un nouveau texte, et ensuite, de remettre en cause la Charte dOttawa. En effet, avant même de penser à composer une nouvelle Charte, il me semble que la première question quil faut se poser est : pourquoi une nouvelle Charte ? A-t-on épuisé tous les aspects de la Charte dOttawa ? A-t-on effectué une évaluation des effets de la mise en uvre des cinq piliers de la Charte dOttawa ? Où en sommes-nous ? Il y a eu, certes, quelques ouvrages au cours des années 90 réalisant ce type de bilan, essentiellement pour les pays du Nord[1] (Pederson, O'Neill et al. 1994; Poland, Green et al. 2000; Rootman, Goodstadt et al. 2001). Néanmoins, je ne suis pas certain que lon ait épuisé lensemble des analyses sur lapplication (a-t-elle été implantée et si oui, tel que prévu ?) et lefficacité de la Charte dOttawa. À lheure où une myriade de projets de recherche, qui visent à évaluer lefficacité des interventions de promotion de la santé, pousse comme des champignons (IUHPE 1999; Thurston, Wilson et al. 1999; McQueen 2000; Carvalho, Bodstein et al. 2004; Hills, O'Neill et al. 2004), en tentant un surprenant transfert paradigmatique de l«evidence-based medicine», il me paraît étonnant quaucune démarche évaluative générale ne soit entreprise à propos de la Charte dOttawa. Alors que la Charte fournit les principes qui sous-tendent ces interventions, pourquoi évaluer ces dernières et pas la première ? Si ces multiples évaluations produiront éventuellement quelques données probantes sur lefficacité des programmes, encore faudra-t-il être en mesure den tirer quelques leçons pour améliorer la Charte et ses cinq piliers. Connaissant un peu ces projets de recherche sur lefficacité, il me semble que nous en sommes encore loin, tant de nombreux défis théoriques et méthodologiques doivent encore être surmontés. Il y a certainement des facteurs favorables, essentiellement contextuels, à une remise en cause de la Charte dOttawa. Je pense, par exemple, au rôle des organisations internationales (et de leur gouvernance mondiale), à la globalisation économique (le rôle de lOrganisation Mondiale du Commerce est oublié dans cette nouvelle Charte), ou encore, comme certains lont déjà dit au cours du forum organisé par lINPES, à labsence de considération pour certains sous-groupes de la population (e.g. les handicapés). Aussi, le bilan de la Charte dOttawa me semble être un travail indispensable à effectuer préalablement à toute élaboration dune nouvelle Charte en matière de promotion de la santé. La conférence de Vancouver en 2007 ne pourrait-elle pas en être le moment propice ? Et si on demandait aux communautés leur avis ? Le deuxième point, qui sera le plus court mais pas le moindre, concerne le rôle des populations et des communautés dans la définition des problèmes à résoudre et des actions à entreprendre. Dans cette nouvelle Charte, ce rôle est pratiquement négligé. Les professionnels de santé doivent « communiquer avec le public », ce qui veut dire bien dautres choses que collaborer et agir avec et pour le public ! Dans la liste des « principaux acteurs », les populations napparaissent pas suffisamment clairement comme actrices du changement. Au-delà du contenu de la proposition de Charte, le processus de consultation concernant cette dernière, exclusivement centré sur les experts, montre à lévidence que lapproche est plus technocratique que participative. Quand, les populations, seront-elles impliquées dans la révision proposée de la Charte dOttawa ? Comment va-t-on sorganiser pour que le paysan afghan, la marchande mossi ou le professeur péruvien soient parties prenantes de ce processus de consultation ? Pourquoi ne pas sappuyer sur les nombreux mouvements populaires en faveur de la santé pour favoriser la participation des communautés à cette révision ? La deuxième assemblée populaire pour la santé ayant lieu un mois avant la conférence de Bangkok[2], pourquoi ne pas en profiter pour y organiser un débat sur la Charte ? Et si lon mettait laccent sur la réduction des inégalités sociales de santé ? Le troisième sujet que je souhaite traiter est lié aux objectifs des interventions dans le domaine de la promotion de la santé. Face à la persistance et/ou à laccroissement des inégalités de santé entre les sous-groupes de la population (Mackenbach et Bakker 2002) et attendu la myopie de nombreux pays à cet égard - dont le Canada et la France dans leurs récentes politiques de santé (Fassin 2004; Ridde 2004a; Ridde 2004b) - il me semble que la réduction des inégalités de santé peut être spécifiquement dévolue à la promotion de la santé, telle quelle a été définie dans la Charte dOttawa, et non à la santé publique. Déjà en 1988, le directeur général de lOMS sinquiétait : « public health has lost its original link to social justice, social change and social reform » (Hancock 1994). Ce constat sévère nous semble être valable tant pour « lancienne » que pour la « nouvelle » santé publique (Ashton et Seymour 1988) puisque aucune des deux na voulu prendre à bras le corps ce défi particulier. Et pourtant, la nouvelle santé publique se targuait de prendre en compte lensemble des déterminants de la santé. Vingt ans après Ottawa, la promotion de la santé doit, selon nous, retrouver son rôle originel et être un moteur de la remise en question des inégalités sociales de santé. Or, cette proposition de Charte de Bangkok, pas plus que le cadre danalyse présenté pour la conférence[3], ne fait pas mention de ces écarts entre les sous-groupes de la population. Si lon écrit que « la promotion de [la] santé signifie justice sociale, équité », on ne dit rien des inégalités de santé. Dans cette nouvelle Charte, on prend pour acquis le fait que « la santé et le bien-être » sont les mêmes pour tous et que laction vise la population dans son ensemble. Cependant, il y a de sérieuses raisons de croire que, si lon agit uniquement sur lamélioration de la santé de tous (en moyenne), cela contribue, en même temps, à laugmentation des écarts entre les sous-groupes (Ridde 2003). Pourquoi faire porter le digne fardeau de la lutte contre les inégalités sociales de santé plus à la promotion de la santé quà la nouvelle santé publique ? Tout simplement parce que la première sest judicieusement dotée dune Charte comportant cet objectif que la seconde na pas. Ainsi, la charte dOttawa, constitutive du champ de la promotion de la santé, se fixe, parmi dautres, lobjectif suivant : « combler les écarts de niveau de santé dans les sociétés et [ ] lutter contre les inégalités produites dans ce domaine ». Or, atteindre légalité oblige à mettre en uvre un processus déquité, de justice sociale, un des six principes des initiatives de promotion de la santé (Rootman, Goodstadt et al. 2001). Au Canada, cet objectif était aussi inscrit dans le fameux rapport Epp relatif à la promotion de la santé rédigé par le gouvernement fédéral en 1986. De plus, signalons que lun des documents produits par lOMS Europe, à loccasion des réflexions préalables à la Charte dOttawa, stipulait clairement que la réduction des inégalités était un objectif à part entière de la promotion de la santé (Kickbusch 1986). Plus récemment en Europe, un groupe de travail sest penché sur les interventions de promotion de la santé efficaces pour réduire les inégalités de santé, prenant pour acquis que cet objectif incombait à ce champ de pratiques (VIG et ENHPA 2001). Certaines déclarations ou politiques publiques de santé à léchelle dune région ou dun pays (e.g. OMS Europe, Angleterre, Suède) mettent laccent sur la diminution des inégalités sociales de santé, mais seule la Charte dOttawa me semble disposer des qualités dune déclaration internationale nécessaires à la réduction des écarts de santé entre les pays et au sein de ces derniers. Attribuer à la promotion de la santé ce rôle paraît en phase avec son mandat de changement social et de renforcement du pouvoir des citoyens dans leur capacité à agir sur les déterminants de leur santé, puisque les inégalités de santé sont engendrées par les structures sociales et politiques, ce que Paul Farmer (2003) qualifie de violence structurelle. Cependant, nous ne voulons pas ici avancer que les activités de promotion de la santé doivent toutes être tenues responsables de la réduction ou non des écarts de santé. La promotion de la santé, par ses interventions de plaidoyer et sa capacité à induire des politiques publiques saines, doit être le porte-parole dune prise en compte de cette dimension. En Angleterre (Acheson 1998), au Québec ou en France, les recommandations des rapports dexperts vont toutes dans le même sens : les politiques publiques doivent prendre en compte « la dimension de santé quils [les décideurs] impliquent du point de vue des inégalités sociales et spatiales de santé » (Haut Comité de la santé publique 2002, p.243). Le législateur québécois a récemment entériné la nécessité dagir. La loi 36 de santé publique, impose au ministère de la santé dorganiser : « les actions [ ] qui peuvent influencer les inégalités de santé » (Gouvernement du Québec 2002b). La loi 112 a été votée pour lutter contre la pauvreté et lexclusion sociale ; elle fait aussi référence à la réduction des inégalités sociales (Gouvernement du Québec 2002a). Quelques commentateurs avancent quà certains égards la promotion de la santé est en déclin (O'Neill et Pederson 2001). Se forger comme objectif à long terme la lutte contre les inégalités sociales de santé pourra, je pense, redonner à la promotion de la santé ses lettres de noblesse[4]. Cela est dautant plus vrai que sa vision holistique et sociale de la santé est une stratégie qui saura certainement être plus efficace que la perspective épidémiologique et individualiste de la santé publique. Il est assurément plus facile de tancer les victimes et leurs comportements individuels que de remettre en cause les processus sociaux sous-jacents en ce qui concerne la création de ces inégalités devant la mort et la maladie. La nomination par lOMS à la tête de la Commission des déterminants sociaux de la santé en mars 2005 de Sir Acheson, lun des leaders mondiaux en faveur de la réduction des inégalités de santé, est un témoignage de limportance que lon souhaite accorder à cette situation injuste. Qui dautre que la promotion de la santé peut être le garde fou de cette préoccupation ? La triple interrogation que je viens dévoquer dans cet article devra, me semble-t-il, être partie intégrante des discussions, au cours des prochains mois, pour réfléchir à la pertinence dune nouvelle Charte ainsi quà son contenu qui doit assurément prendre en compte les communautés dans une perspective de justice sociale. Note : une première version, remaniée depuis, de ce texte est parue dans le forum électronique de lINPES sur la charte de Bangkok début février 2005. [1] Quelques chapitres sont consacrés aux pays du Sud dans un ouvrage de 2005 que je nai pas encore lu (Scriven et Garman; 2005) [4] Il sagit dune figure de style car les interventions en matière de promotion de la santé ne doivent pas, selon moi, sinscrire dans ce positionnement aristocratique !
Références Acheson, D. (1998). Independent Inquiry into Inequalities in Health Report, The Stationery Office. London: WWW (consulté le 19/12/01). Ashton, J. and H. Seymour (1988). The new Public Health. Buckingham, Open University Press. WWW Carvalho, A. I., R. C. Bodstein, et al. (2004). "Concepts and approaches in the evaluation of health promotion." Ciência & Saude Coletiva 9(3): 521-529. WWW Farmer, P. (2003). Pathologies of power : health, human rights, and the new war on the poor. Berkeley, University of California Press. WWW Fassin, D. (2004). "Les lois de l'inégalité." Mouvements 32(mars-avril). WWW Gouvernement du Québec (2002a). Loi visant à lutter contre la pauvreté et l'exclusion sociale. Québec, Assemblée Nationale: 20. WWW Gouvernement du Québec (2002b). Projet de loi n 36. Loi sur la santé publique. Québec: 42. WWW Hancock, T. (1994). Health promotion in Canada : did we win the battle but lose the war ? Health promotion in Canada : provincial, national & international perspectives. I. Rootman. Toronto, W.B. Saunders Company Canada: 350-373. WWW Haut Comité de la santé publique (2002). La santé en France 2002. Paris, Ministère de l'Emploi et de la Solidarité. Haut Comité de la santé publique: 412. WWW Hills, M., M. O'Neill, et al. (2004). Efficacité des interventions communautaires visant à promouvoir la santé : un instrument d'évaluation. Rapport de recherche présenté à Santé Canada par le Consortium canadien pour la recherche en promotion de la santé: 223. WWW IUHPE, Ed. (1999). The Evidence of Health Promotion Effectiveness: Shaping Public Health in a new Europe. Part One. Brussels - Luxembourg, ECSC-EC-EAEC. WWW Kickbusch, I. (1986). "Health promotion: a global perspective." Canadian Journal Public Health 77(5): 321-6. WWW Mackenbach, J. and M. Bakker (2002). Reducing Inequalities in Health: A European Perspective. London and New York, Routledge. WWW McQueen, D. V. (2000). "Données probantes et évaluation des programmes en promotion de la santé." Ruptures 7(1): 79-98. WWW O'Neill, M. and A. P. Pederson (2001). "La promotion de la santé au Canada : déclin ou mutation." Ruptures 7(2): 50-59. WWW Pederson, A. P., M. O'Neill, et al. (1994). Health promotion in Canada : provincial, national & international perspectives. Toronto, W.B. Saunders Company Canada. WWW Poland, B. D., L. W. Green, et al. (2000). Settings for health promotion : linking theory and practice. Thousand Oaks, Calif., Sage Publications. WWW Ridde, V. (2003). Quelles interventions pour lutter contre les inégalités sociales de santé ? Québec, Université Laval, Equipe de recherche "Inégalités de santé et milieux de vie", accessible à WWW: 37. (PDF) Ridde, V. (2004a). "Agir contre les inégalités sociales de santé : tentative d'explications de l'immobilisme des autorités de la santé publique québécoise." Revue Canadienne de Santé Publique 95(3): 224-7. WWW Ridde, V. (2004b). "Une analyse comparative entre le Canada, le Québec et la France : l'importance des rapports sociaux et politiques eu égard aux déterminants et aux inégalités de la santé." Recherches Sociographiques XLV(2): 343-364; accessible à l'adresse suivante: WWW. Rootman, I., M. Goodstadt, et al., Eds. (2001). Evaluation in health promotion : principles and perspectives, WHO Regional Publications. European Series, No. 92. WWW Scriven, A. and S. Garman, Eds. (2005). Promoting Health: Global Perspectives, Palgrave Macmillan. WWW Thurston, W. E., D. R. Wilson, et al. (1999). Health promotion effectiveness in Alberta : Providing the tools for healthy albertians. Calgary, Alberta Consortium for Health Promotion Research and Education: 44. WWW VIG and ENHPA (2001). Tackling social inequalities in health. The role of health promotion. Research report, Flemish institute for health promotion. European network of health promotion agencies: 135. WWW (PDF)
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