Review/2001/1
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Une triple interrogation à propos de la Charte de Bangkok

Valéry Ridde, Université Laval, Québec, Canada
Ridde, Valéry, Une triple interrogation à propos de la Charte de Bangkok, Reviews of Health Promotion and Education Online, 2005. URL:9/index.htm.

La lecture de la proposition de la Charte de promotion de la santé de Bangkok, qui devrait être adoptée cet été, implique plusieurs commentaires. Je ne reviendrai pas sur les problèmes de traduction (ce qui demeure cependant bien surprenant) ou d’emploi inapproprié de certains concepts (droits de « l’homme », « race »). Trois éléments particuliers ont attiré mon attention, et je centrerai donc mon article sur les thèmes de l’évaluation, de la place des communautés et des inégalités sociales de santé.

Et si on évaluait d’abord la Charte d’Ottawa ?

Si je peux comprendre que, pour des raisons de diplomatie et de visibilité, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) et le pays hôte de la prochaine conférence internationale sur la promotion de la santé trouvent indispensable de solder la réunion de Bangkok par une nouvelle Charte, je m’étonne de l’utilité, d’abord, de produire un nouveau texte, et ensuite, de remettre en cause la Charte d’Ottawa. En effet, avant même de penser à composer une nouvelle Charte, il me semble que la première question qu’il faut se poser est : pourquoi une nouvelle Charte ? A-t-on épuisé tous les aspects de la Charte d’Ottawa ? A-t-on effectué une évaluation des effets de la mise en œuvre des cinq piliers de la Charte d’Ottawa ? Où en sommes-nous ? Il y a eu, certes, quelques ouvrages au cours des années 90 réalisant ce type de bilan, essentiellement pour les pays du Nord[1]  (Pederson, O'Neill et al. 1994; Poland, Green et al. 2000; Rootman, Goodstadt et al. 2001). Néanmoins, je ne suis pas certain que l’on ait épuisé l’ensemble des analyses sur l’application (a-t-elle été implantée et si oui, tel que prévu ?) et l’efficacité de la Charte d’Ottawa. À l’heure où une myriade de projets de recherche, qui visent à évaluer l’efficacité des interventions de promotion de la santé, pousse comme des champignons (IUHPE 1999; Thurston, Wilson et al. 1999; McQueen 2000; Carvalho, Bodstein et al. 2004; Hills, O'Neill et al. 2004), en tentant un surprenant transfert paradigmatique de l’«evidence-based medicine», il me paraît étonnant qu’aucune démarche évaluative générale ne soit entreprise à propos de la Charte d’Ottawa. Alors que la Charte fournit les principes qui sous-tendent ces interventions, pourquoi évaluer ces dernières et pas la première ? Si ces multiples évaluations produiront éventuellement quelques données probantes sur l’efficacité des programmes, encore faudra-t-il être en mesure d’en tirer quelques leçons pour améliorer la Charte et ses cinq piliers. Connaissant un peu ces projets de recherche sur l’efficacité, il me semble que nous en sommes encore loin, tant de nombreux défis théoriques et méthodologiques doivent encore être surmontés. Il y a certainement des facteurs favorables, essentiellement contextuels, à une remise en cause de la Charte d’Ottawa. Je pense, par exemple, au rôle des organisations internationales (et de leur gouvernance mondiale), à la globalisation économique (le rôle de l’Organisation Mondiale du Commerce est oublié dans cette nouvelle Charte), ou encore, comme certains l’ont déjà dit au cours du forum organisé par l’INPES, à l’absence de considération pour certains sous-groupes de la population (e.g. les handicapés). Aussi, le bilan de la Charte d’Ottawa me semble être un travail indispensable à effectuer préalablement à toute élaboration d’une nouvelle Charte en matière de promotion de la santé. La conférence de Vancouver en 2007 ne pourrait-elle pas en être le moment propice ?

Et si on demandait aux communautés leur avis ?

Le deuxième point, qui sera le plus court mais pas le moindre, concerne le rôle des populations et des communautés dans la définition des problèmes à résoudre et des actions à entreprendre. Dans cette nouvelle Charte, ce rôle est pratiquement négligé. Les professionnels de santé doivent « communiquer avec le public », ce qui veut dire bien d’autres choses que collaborer et agir avec et pour le public ! Dans la liste des « principaux acteurs », les populations n’apparaissent pas suffisamment clairement comme actrices du changement. Au-delà du contenu de la proposition de Charte, le processus de consultation concernant cette dernière, exclusivement centré sur les experts, montre à l’évidence que l’approche est plus technocratique que participative. Quand, les populations, seront-elles impliquées dans la révision proposée de la Charte d’Ottawa ? Comment va-t-on s’organiser pour que le paysan afghan, la marchande mossi ou le professeur péruvien soient parties prenantes de ce processus de consultation ? Pourquoi ne pas s’appuyer sur les nombreux mouvements populaires en faveur de la santé pour favoriser la participation des communautés à cette révision ? La deuxième assemblée populaire pour la santé ayant lieu un mois avant la conférence de Bangkok[2], pourquoi ne pas en profiter pour y organiser un débat sur la Charte ?

Et si l’on mettait l’accent sur la réduction des inégalités sociales de santé ?

Le troisième sujet que je souhaite traiter est lié aux objectifs des interventions dans le domaine de la promotion de la santé. Face à la persistance et/ou à l’accroissement des inégalités de santé entre les sous-groupes de la population (Mackenbach et Bakker 2002) et attendu la myopie de nombreux pays à cet égard - dont le Canada et la France dans leurs récentes politiques de santé (Fassin 2004; Ridde 2004a; Ridde 2004b) - il me semble que la réduction des inégalités de santé peut être spécifiquement dévolue à la promotion de la santé, telle qu’elle a été définie dans la Charte d’Ottawa, et non à la santé publique. Déjà en 1988, le directeur général de l’OMS s’inquiétait : « public health has lost its original link to social justice, social change and social reform » (Hancock 1994). Ce constat sévère nous semble être valable tant pour « l’ancienne » que pour la « nouvelle » santé publique (Ashton et Seymour 1988) puisque aucune des deux n’a voulu prendre à bras le corps ce défi particulier. Et pourtant, la nouvelle santé publique se targuait de prendre en compte l’ensemble des déterminants de la santé. Vingt ans après Ottawa, la promotion de la santé doit, selon nous, retrouver son rôle originel et être un moteur de la remise en question des inégalités sociales de santé. Or, cette proposition de Charte de Bangkok, pas plus que le cadre d’analyse présenté pour la conférence[3], ne fait pas mention de ces écarts entre les sous-groupes de la population. Si l’on écrit que « la promotion de [la] santé signifie justice sociale, équité », on ne dit rien des inégalités de santé. Dans cette nouvelle Charte, on prend pour acquis le fait que « la santé et le bien-être » sont les mêmes pour tous et que l’action vise la population dans son ensemble. Cependant, il y a de sérieuses raisons de croire que, si l’on agit uniquement sur l’amélioration de la santé de tous (en moyenne), cela contribue, en même temps, à l’augmentation des écarts entre les sous-groupes (Ridde 2003).

Pourquoi faire porter le digne fardeau de la lutte contre les inégalités sociales de santé plus à la promotion de la santé qu’à la nouvelle santé publique ? Tout simplement parce que la première s’est judicieusement dotée d’une Charte comportant cet objectif que la seconde n’a pas. Ainsi, la charte d’Ottawa, constitutive du champ de la promotion de la santé, se fixe, parmi d’autres, l’objectif suivant : « combler les écarts de niveau de santé dans les sociétés et […] lutter contre les inégalités produites dans ce domaine ». Or, atteindre l’égalité oblige à mettre en œuvre un processus d’équité, de justice sociale, un des six principes des initiatives de promotion de la santé (Rootman, Goodstadt et al. 2001). Au Canada, cet objectif était aussi inscrit dans le fameux rapport Epp relatif à la promotion de la santé rédigé par le gouvernement fédéral en 1986. De plus, signalons que l’un des documents produits par l’OMS Europe, à l’occasion des réflexions préalables à la Charte d’Ottawa, stipulait clairement que la réduction des inégalités était un objectif à part entière de la promotion de la santé (Kickbusch 1986). Plus récemment en Europe, un groupe de travail s’est penché sur les interventions de promotion de la santé efficaces pour réduire les inégalités de santé, prenant pour acquis que cet objectif incombait à ce champ de pratiques (VIG et ENHPA 2001). Certaines déclarations ou politiques publiques de santé à l’échelle d’une région ou d’un pays (e.g. OMS Europe, Angleterre, Suède) mettent l’accent sur la diminution des inégalités sociales de santé, mais seule la Charte d’Ottawa me semble disposer des qualités d’une déclaration internationale nécessaires à la réduction des écarts de santé entre les pays et au sein de ces derniers.

Attribuer à la promotion de la santé ce rôle paraît en phase avec son mandat de changement social et de renforcement du pouvoir des citoyens dans leur capacité à agir sur les déterminants de leur santé, puisque les inégalités de santé sont engendrées par les structures sociales et politiques, ce que Paul Farmer (2003) qualifie de violence structurelle. Cependant, nous ne voulons pas ici avancer que les activités de promotion de la santé doivent toutes être tenues responsables de la réduction ou non des écarts de santé. La promotion de la santé, par ses interventions de plaidoyer et sa capacité à induire des politiques publiques saines, doit être le porte-parole d’une prise en compte de cette dimension.

En Angleterre (Acheson 1998), au Québec ou en France, les recommandations des rapports d’experts vont toutes dans le même sens : les politiques publiques doivent prendre en compte « la dimension de santé qu’ils [les décideurs] impliquent du point de vue des inégalités sociales et spatiales de santé » (Haut Comité de la santé publique 2002, p.243). Le législateur québécois a récemment entériné la nécessité d’agir. La loi 36 de santé publique, impose au ministère de la santé d’organiser : « les actions […] qui peuvent influencer les inégalités de santé » (Gouvernement du Québec 2002b). La loi 112 a été votée pour lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale ; elle fait aussi référence à la réduction des inégalités sociales (Gouvernement du Québec 2002a). Quelques commentateurs avancent qu’à certains égards la promotion de la santé est en déclin (O'Neill et Pederson 2001).

Se forger comme objectif à long terme la lutte contre les inégalités sociales de santé pourra, je pense, redonner à la promotion de la santé ses lettres de noblesse[4]. Cela est d’autant plus vrai que sa vision holistique et sociale de la santé est une stratégie qui saura certainement être plus efficace que la perspective épidémiologique et individualiste de la santé publique. Il est assurément plus facile de tancer les victimes et leurs comportements individuels que de remettre en cause les processus sociaux sous-jacents en ce qui concerne la création de ces inégalités devant la mort et la maladie. La nomination par l’OMS à la tête de la Commission des déterminants sociaux de la santé en mars 2005 de Sir Acheson, l’un des leaders mondiaux en faveur de la réduction des inégalités de santé, est un témoignage de l’importance que l’on souhaite accorder à cette situation injuste. Qui d’autre que la promotion de la santé peut être le garde fou de cette préoccupation ?

La triple interrogation que je viens d’évoquer dans cet article devra, me semble-t-il, être partie intégrante des discussions, au cours des prochains mois, pour réfléchir à la pertinence d’une nouvelle Charte ainsi qu’à son contenu qui doit assurément prendre en compte les communautés dans une perspective de justice sociale.

Note : une première version, remaniée depuis, de ce texte est parue dans le forum électronique de l’INPES sur la charte de Bangkok début février 2005.


[1] Quelques chapitres sont consacrés aux pays du Sud dans un ouvrage de 2005 que je n’ai pas encore lu (Scriven et Garman; 2005)

[4] Il s’agit d’une figure de style car les interventions en matière de promotion de la santé ne doivent pas, selon moi, s’inscrire dans ce positionnement aristocratique !

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Références

Acheson, D. (1998). Independent Inquiry into Inequalities in Health Report, The Stationery Office. London: WWW (consulté le 19/12/01).

Ashton, J. and H. Seymour (1988). The new Public Health. Buckingham, Open University Press. WWW

Carvalho, A. I., R. C. Bodstein, et al. (2004). "Concepts and approaches in the evaluation of health promotion." Ciência & Saude Coletiva 9(3): 521-529. WWW

Farmer, P. (2003). Pathologies of power : health, human rights, and the new war on the poor. Berkeley, University of California Press. WWW

Fassin, D. (2004). "Les lois de l'inégalité." Mouvements 32(mars-avril). WWW

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Hills, M., M. O'Neill, et al. (2004). Efficacité des interventions communautaires visant à promouvoir la santé : un instrument d'évaluation. Rapport de recherche présenté à Santé Canada par le Consortium canadien pour la recherche en promotion de la santé: 223. WWW

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