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Le profit de la santé et la santé du profit : De lanalyse discursive à lexamen des faits [i] Christian Desîlets, Professeur de publicité sociale, Département dinformation et de communication, Faculté des Lettres, Université Laval, Québec. Curtis, Sarah, Lutilisation des politiques publiques pour promouvoir la santé : Quelques réflexions sur lexemple de la planification du parc olympique 2012 à Londres., Reviews of Health Promotion and Education Online, 2007. URL:39/index.htm. Depuis la Déclaration dAlma-Ata, on peut observer lémergence dun débat de plus en plus vigoureux sur lidée dun partenariat avec le secteur privé, ce qui a valu à la récente Charte de Bangkok une réputation sulfureuse auprès de nombreux acteurs du monde de la promotion de la santé. Or, ce débat idéologique est largement irrationnel : les biais, les dogmes, les spéculations, les conjectures, les apriorismes invérifiables, les amalgames et les condamnations par association sont les figures dominantes de ce qui relève, en fait, de la rhétorique classique des luttes de pouvoirs. De plus, en cultivant des attitudes et des propos souvent ambivalents, les promoteurs du partenariat avec le privé pourraient surtout contribuer à renforcer la méfiance et les perceptions négatives de ceux qui sy opposent.
Conséquemment, il pourrait être utile de recadrer ce débat dans loptique du savoir, et dencourager chacun à mieux baliser des champs interprétatifs qui, pour linstant, sont peu, mal ou pas définis. Doù vient ce débat? Quelles sont les perceptions qui le conditionnent? Comment lentreprise privée a-t-elle répondu à lappel du partenariat? Comment pourrons-nous mesurer et juger la valeur de cette contribution? Voici quelques-unes des questions fondamentales qui méritent dêtre posées. Brève généalogie dune controverse politique Ainsi que le soulignait Labonté (2005), il est difficile dévaluer dans quelle mesure les déclarations, les chartes et les colloques en général (ajoutons-y les papiers dopinion) ont une réelle et concrète influence sur lordre du monde. On peut du moins espérer quune analyse du discours des textes fondateurs de la promotion de la santé puisse aider à expliquer les causes des perceptions ambivalentes et persistantes que les promoteurs de la santé se font en général du capitalisme et de lentreprise privée. Les origines théoriques de la promotion de la santé ont beaucoup à voir avec celle de la sociologie critique, les deux remontant à la dialectique matérialiste de Marx, selon lenquête de Hancock (1994). Celui-ci estime que la promotion de la santé est apparue au XIXe siècle comme une version sanitaire de la lutte des classes et comme le moyen pour les masses asservies de renverser le système capitaliste dominant pour réaliser linéluctable paradis sanitaire de demain. Plus prosaïquement aujourdhui, rappelons que le personnel de la santé uvre majoritairement (mais pas exclusivement) dans un système public qui est de plus en plus concurrencé, envahi et, dans certains cas, remplacé par le privé. Sachant cela, on comprendra que les appels du pied de moins en moins timides qui sont faits officiellement à lentreprise privée fassent en sorte quune partie de la base du mouvement se crispe et refuse lidée quune coalition arc-en-ciel puisse inclure dans son prisme le bleu du néolibéralisme. Lexamen des textes des grandes conférences internationales sur la promotion de la santé, sous langle restreint de ce débat particulier, révèle cette tension croissante. DAlma-Ata à Bangkok Quand la Déclaration dAlma-Ata (OMS, 1978) invite au partenariat tous les secteurs de la société, elle ne mentionne jamais explicitement le secteur privé. Quand la Charte dOttawa (OMS, 1986) place timidement mais nommément lindustrie parmi les incontournables dun vaste partenariat, elle le fait dans le cadre dune approche holistique qui veut positionner le secteur de la santé comme le médiateur idéal des intérêts divergents de tous les acteurs sociaux. Les Recommandations dAdélaïde (OMS, 1988) oseront être un peu plus explicites, reconnaissant plusieurs fois les entreprises commerciales et les industries comme partenaires à part entière. Dinspiration nettement écologique et altermondialiste, la Déclaration de Sundsvall (OMS, 1991) réplique vivement à cette tendance. Son appel au partenariat, devenu une figure imposée de ce type de réunion, sera surtout lancé à lendroit des activistes sociaux pour mieux lutter contre un monde industrialisé quon accuse davoir une lourde dette à rembourser à la planète. La Conférence de Jakarta (OMS, 1997) prendra le contre-pied de Sundsvall et, comme par provocation, se vantera dêtre la première à associer lentreprise privée à la promotion de la santé. Les ministres signataires de la Déclaration de Mexico (OMS, 2000) semblent avoir voulu calmer le jeu en reprenant eux aussi lhabituel et vague appel au partenariat de tous les secteurs, mais en omettant sciemment de mentionner le privé. Ce ne sera pas le cas de la Charte de Bangkok (OMS, 2005b). Juste avant la conférence en Thaïlande, Kickbush (2005) met la table en plaidant en faveur dune plus grande ouverture au secteur privé, tandis que Nutbeam (2005) fait aux délégués cette supplique : « involve partnership with the private sector in ways that were inconceivable in 1986 ». Lors de la conférence, les variations inattendues entre la version préliminaire de Rio de Janeiro, en mai 2005, et celle soumise aux délégués de Bangkok, en août, soulèveront dabord linconfort du délégué de lUIPES (ONeill, 2005), sans quon en connaisse publiquement le détail, mais un participant (Piette, 2006) fera état de la complexité du processus de rédaction en sous-comités qui faisait constamment évoluer le texte. On comprendra les délégués qui ont préféré signer en leur nom personnel plutôt quau nom des organisations quils représentaient. Sur le point qui nous concerne, la comparaison des nombreuses versions préliminaires avec la version finale permet de relever la disparition de commentaires positifs sur les opportunités de la mondialisation. Prenons comme exemple la suppression finale de ce passage qui était apparu dans la sixième version préliminaire (OMS, 2005a), et qui sinscrivait parmi quatre nouveaux engagements : « Globalization becomes a positive force for improving the health of populations ». La proposition dun autre délégué (Hope Corbin, 2005) dinclure le pragmatisme dans largumentaire de la Charte, pour mieux justifier lappel au privé, naura pas décho dans le texte final, dont le ton mesuré était probablement déjà trop chargé pour les oreilles sensibles. Après la conférence, on peut observer que le débat du public intéressé sest cristallisé rapidement autour du fait que la Charte avait, plus que jamais, osé identifier le privé comme partenaire de la santé (mais sous la forme dun appel à son sens des responsabilités). Plusieurs observateurs ont fait savoir que privé et santé devraient sonner aux oreilles de tous comme des antonymes (Laverack, 2005; Labonté, 2005; Marzouki, 2005; Stirling, 2005). Le mouvement ATTAC, déjà excédé par le texte de Jakarta, a vivement condamné « la dérive » de la Charte de Bangkok ainsi que labdication de lOMS devant les complots (un autre !) de lOMC, soupçonnée davoir, ici comme partout, tenu la plume des rédacteurs en Thaïlande (Teper, 2005). LAssemblée des peuples pour le droit à la santé a aussi condamné la nouvelle Charte, qui aurait eu le tort de navoir pas identifié la gouvernance économique mondiale parmi les causes des calamités humaines, de navoir inclus aucune critique contre le néolibéralisme, et de navoir pas placé la santé au-dessus des considérations marchandes des grandes corporations et de la mondialisation des marchés (Peoples Health Assembly 2, 2005). Ce nest là quun aperçu des critiques sur ce seul sujet. Devant ce tollé, et en attendant la réunion de Vancouver en 2007, il sera certes intéressant de voir si lambition des promoteurs de la santé (devenir les médiateurs privilégiés des intérêts sociaux) survivra au choc de la réalité politique. La marchandisation de la santé Au fond, cest la révolution marchande (celle qui modèle les sociétés occidentales depuis la Renaissance) qui est lobjet fondamental des critiques actuelles et dont la marchandisation de la santé est lun des derniers épiphénomènes. Trinca (1997) estime la valeur annuelle du marché de la santé aux États-Unis à plus de mille milliards de dollars américains, tandis que de nombreux commentateurs rapportent que linvestissement mondial annuel en santé sélèverait à 3 500 milliards de dollars. Ces chiffres incohérents, mille fois répétés sur lInternet, sont colportés à tout vent sans que nul nen connaisse la source ou se soucie de les valider car, en général, ils sont franchement utilisés dans le seul but daffoler et de mobiliser les populations. Au reste, il tombe sous le sens que le marché mondial de la santé puisse avoir une valeur colossale et, donc, être apte à susciter les pratiques commerciales les plus criminelles. Conséquemment, il faut accepter comme un fait inéluctable quon ne manquera jamais de raisons et de gens pour sinquiéter légitimement de la transformation dun droit social en un bien de consommation (FIIQ, 2001; Botbol-Baum, 2000). Si lon ny prend garde en effet, le droit à la santé, évoqué par la Charte dOttawa, peut devenir simplement le moyen douvrir les frontières aux marchandises et aux technologies les plus profitables de la santé. Au-delà des intentions caritatives des entreprises (sincères ou de pure image), le danger est bien réel que les besoins de santé primaires des populations deviennent un élément très secondaire par rapport au lucratif marché de la santé mondiale qui prend de lexpansion (notamment en pharmacie et en manipulation génétique). Jusquoù la promotion de la santé peut-elle être utilisée pour promouvoir le libre commerce des biens de santé aux plans international, national ou local? La promotion de la santé peut-elle devenir un certificat bidon de noblesse morale, sans garantie de vérification éthique? Ajoutons que, sur le plan international, on peut déjà sentir que la santé est vulnérable à une récupération politique et le risque le plus immédiat est quelle devienne un cheval de Troie pour la souveraineté des pays. En maintenant une façade altermondialiste toute faite de beaux discours, cest bien latomisation de la santé en sous-enjeux commerciaux qui se profile derrière sa transformation en marchandise de libre-échange. Quels seront les biens de santé qui feront le plus lobjet de ce commerce pas du tout équitable? Cette marchandisation na pas que des aspects négatifs pour tous les promoteurs de la santé (Kickbush, 2003), et on pourrait argumenter que la marchandisation, « un vilain mot que rejette mon contrôle orthographique [est] un bon moyen dapporter la prospérité aux gens ordinaires en leur donnant plus de liberté et plus de choix. [ ] Lorsque des produits deviennent des marchandises, la concurrence fait rage entre les fabricants et les marges fondent. Cela nest pas du tout du goût des producteurs et les industries sont souvent contraintes de restructurer leurs activités. Mais il y a un grand gagnant : le consommateur » (Daniel, 2002). Il demeure que lexamen de notre corpus de textes montre que les points de vue des uns et des autres sont moins appuyés sur des faits clairement documentés que sur lexposition de grands principes moraux, nourris par la généralisation de craintes globales reliées à la mondialisation et appliqués au contexte particulier de la promotion de la santé. Les deux points de vue opposés procèdent essentiellement par syllogisme, ce qui est bien lopération la plus risquée du raisonnement déductif, lui-même peu fiable pour appréhender un problème dune nature si complexe. Rien ne dit cependant que ces points de vue doivent être incommensurables, quil soit impossible de rallier les uns et les autres à la constitution dun même corpus de faits liés à la promotion de la santé et plus propres à asseoir ce débat émotif sur des bases rationnelles. Quelques pistes dinvestigation Pour y arriver, il sagirait dexaminer en premier lieu si le secteur privé a répondu à lappel des promoteurs de la santé. À cet égard, plusieurs faits ne demandent quà être pris en considération. Dans ma pratique publicitaire, jai pu observer combien le discours de la promotion de la santé a été endossé non seulement par plusieurs de mes clients (notamment par la mise en place de programmes éducatifs et dinstallations sportives favorisant ladoption dhabitudes de vie plus saines), mais également par lindustrie des assurances collectives. Dans ce dernier cas, on voit se développer une fonction de conseil par lequel lassureur procède à un diagnostic sur-mesure des déterminants de la santé au travail chez un employeur, et fait des recommandations qui ont lavantage de recouper les intérêts de chacun : amélioration de la qualité de vie, diminution de labsentéisme et diminution des réclamations. Lindustrie de lassurance repose notamment sur la collecte et le traitement actuariel des données statistiques qui ont un impact significatif sur la santé et la sécurité des individus et des entreprises qui constituent leur marché. Cest une industrie très compétitive, donc peu encline à partager ses stratégies et ses statistiques, mais on peut penser que lobtention de sa collaboration nous permettrait dobtenir aussitôt des données riches, susceptibles de nous fournir des indicateurs robustes des retombées concrètes de la promotion de la santé. Une évaluation du niveau dendossement de la promotion de la santé par les compagnies dassurance pourrait aussi être un indicateur intéressant de la progression dans ce domaine. Lhistoire des lois du travail démontre en effet que limplication des assureurs a souvent été le déclencheur efficace des révolutions sanitaires dans les milieux du travail, ne serait-ce que par leur refus dindemniser un employeur ne respectant pas les normes de santé et de sécurité. En ce sens, les assureurs ne pourraient-ils pas être envisagés comme des acteurs naturels de la promotion de la santé ? Dautres indicateurs pourraient être obtenus en ciblant un secteur privé dont laction est beaucoup plus visible : les médias. Chacun peut déjà observer (du moins au Québec) non seulement lexistence de canaux spécialisés dans le domaine de la santé, mais labondante et quotidienne diffusion dans les médias de chroniques et de reportages reliés à lacquisition de saines habitudes de vie. La plus grande partie de ces messages nest pas de nature publicitaire, loin de là; il sagit bien de lintégration du discours de la promotion de la santé au contenu éditorial des émissions et des articles, et pour laquelle il ny a pas de commanditaire. Sétonnera-t-on que les médias cherchent à offrir à leurs publics des contenus répondant à leurs préoccupations, et que le positionnement sur la santé fasse désormais partie de leurs stratégies dacquisition de parts de marché? Quoique les données seraient beaucoup plus laborieuses à collecter dans ce secteur industriel, même en obtenant la collaboration des réseaux, et bien que leur impact sur la santé de la population serait beaucoup plus délicat à évaluer, il reste que des méthodes fiables existent qui permettraient destimer la valeur de la diffusion médiatique des discours conformes à celui de la promotion de la santé. Il sagirait de mesurer les temps dantenne et les espaces de diffusion de tous les discours adéquats (recensés en fonction dune grille de lecture ou de repérage informatique), puis den calculer la valeur marchande selon les tarifs publicitaires. Ajoutons que dans lindustrie publicitaire, on estime que lintégration de contenus sapparente à la technique du placement de produit, dont on tient quelle a en moyenne trois fois plus dimpact sur le public quune publicité traditionnelle. Cela signifie quil faudra convenir dun multiple de la valeur marchande pour arriver à lévaluation la plus réaliste possible de la valeur réelle de ce partenariat médiatique. Les investissements fantômes du privé Ces deux exemples permettent non seulement de penser que la mesure de la diffusion et des portées théorique et réelle du discours de la promotion de la santé est possible au sein dune échelle composite, mais aussi de pressentir lexistence et lampleur insoupçonnée des investissements fantômes de lentreprise privée en la matière. Lindustrie des assurances et celle des médias exploitent des marchés dune valeur non moins colossale que celle des autres industries reliées à la santé, dont il était question plus haut. Toutes les entreprises privées ne sont peut-être pas à mettre entièrement et systématiquement dans le même sac. Si lon voulait bien prendre en compte la valeur des investissements consentis chaque année par lentreprise privée en promotion de la santé, le bilan que lon sapprête à faire à Vancouver, en 2007, pourrait être teinté de plus doptimisme que ce que la domination du discours altermondialiste et que la seule mise en balance des faits nocifs de la révolution marchande nous entraînent à conclure. La vérification de cette contre-hypothèse permettrait de savoir si lentreprise privée est réellement un bloc monolithique et anti-social, ou si, beau paradoxe, le pire ennemi de la promotion de la santé et des altermondialistes ne serait pas en même temps leur principal, leur plus efficace, leur plus puissant et leur plus discret allié, ce qui serait dailleurs cohérent avec le cheminement de carrière que suivent les problèmes sociaux. Dans les systèmes complexes que sont la santé et la politique, il se crée des dynamiques et des rapports de force quon comprend encore mal mais qui obéissent rarement à la logique simpliste des idées reçues. [i] Ce texte est diffusé dans le cadre dun projet conjoint RÉFIPS-UIPES (voir 6/index.htm). Il a été originellement publié dans un ouvrage du RÉFIPS van Steenberghe, É. et St-Amand, D. (dirs.) (2006). La charte de Bangkok ? Ancrage pour de meilleures pratiques en promotion de la santé ? Montréal : Collection Partage, Réseau francophone international pour la promotion de la santé, pp. 34 à 41, et est aussi disponible en ligne au http://refips.org/files/international/charte_bangkok.pdf.
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