Review/2001/7
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La carte n'est pas le territoire : cinq perspectives sur la manière d'interpréter le monde de la santé [English]

Dédié à Eberhard Wenzel

Ilona Kickbusch, Global Health, Yale University, États-Unis.


Kickbusch, I. La carte n'est pas le territoire : cinq perspectives sur la manière d'interpréter le monde de la santé. Reviews of Health Promotion and Education Online, 2002. URL: reviews/2002/3/index.htm.

Comme d'autres avant moi l'ont mentionné, devoir choisir cinq ouvrages ou outils et seulement cinq, n'est pas chose facile. Il ne s'agit pas non plus d'une entreprise purement académique. Chacune des personnes sollicitées a utilisé jusque là une approche différente pour exprimer l'excitation et l'émotion que l'on ressent dans la découverte intellectuelle ou les ondes de choc qui influencent le processus de créativité. Je vais être stricte avec moi-même et faire ici un compte rendu simple et bref. J'espère qu'il motivera quelques lecteurs pour s'embarquer dans de nouvelles découvertes.

Les cinq ouvrages que j'ai choisis représentent chacun un univers théorique : cinq perspectives sur la manière d'interpréter le monde de la santé et de la maladie. Ces perspectives m'ont non seulement influencée au tout début de ma carrière, mais elles m'ont accompagnée depuis, ce qui révèle certainement quelque chose soit sur leur valeur, soit sur mon entêtement. Elles ont depuis été complétées par d'autres (et peut-être que dans quelques années me permettra-t-on d'écrire " Cinq perspectives II "), mais je ne les nommerai pas maintenant. Chacune de ces perspectives continue à déterminer le discours académique, social et politique bien au-delà de la promotion de la santé. Je pense que nous n'avons pas exploré les racines théoriques de la promotion de la santé de manière suffisamment systématique et critique. Par conséquent, nos débats manquent fréquemment de perspective historique de même que de fondements théoriques, et sont constamment entravés par le fait que nous utilisons le même langage mais en voulant dire des choses très différentes. Prenons par exemple la notion de risque ; elle a une signification complètement différente lorsqu'elle est perçue à travers la vision d'un épidémiologiste, d'une anthropologue comme Mary Douglas, ou de sociologues tels Ulrich Beck et Anthony Giddens.

Ces ouvrages ont été plusieurs fois réédités et publiés dans de nombreuses langues. J'ai indiqué entre parenthèses l'année de la publication originale et dans les références bibliographiques, la version que j'ai utilisée pour préparer cet article.

Que m'ont-ils appris ? Tout d'abord et par dessus tout, de constamment remettre en question " l'ordre des choses " et ce que nous considérons " normal ". Deuxièmement, d'essayer de comprendre les systèmes et modèles implicites qui structurent la vie de tous les jours et les comportements quotidiens. Troisièmement, de prendre extrêmement garde aux interprétations simplistes des liens de cause à effet. Quatrièmement, de toujours se souvenir que les gens sont des acteurs sociaux et que la production de la vie au quotidien demande des habiletés certaines. Cinquièmement, d'insister sur le fait que la santé publique est tout autant une entreprise politique que professionnelle.

Alors que dans un contexte universitaire, on explorerait la manière dont ces perspectives diffèrent entre elles ou même pourraient s'exclure l'une l'autre, dans mon évolution professionnelle, ce qui les représente le mieux, ce sont des cercles qui se chevauchent, formant une sorte d'interaction dynamique, ou pour parler comme Bateson " a pattern that connects " (un modèle qui relie). Je n'ai par conséquent pas non plus cherché à créer une séquence logique entre les perspectives, mais j'indique là où elles coïncident, là où elles se chevauchent, du moins tel que moi je le perçois.

Michel Foucault contre l'ordre des choses

Je ne suis pas sûre du texte que j'ai lu en premier ; je crois que c'était Foucault : Il n'y a rien de plus provisoire, rien de plus empirique (superficiellement du moins) que de procéder à l'établissement d'un ordre des choses, disait-il. Je me suis toujours posé la question fondamentale de savoir quel ordre différent a-t-on lorsque le cadre de référence est la santé plutôt que la maladie, lorsque ce cadre est plutôt social que médical ? Le travail de Foucault sur le " regard médical " et la colonisation du corps par la perspective médicale (qui a été renforcée par la pensée d'Ivan Illich sur la médicalisation) a considérablement influencé la manière dont les sociétés ont répondu au VIH et au sida (cette maladie dont Foucault lui-même est mort). Foucault commence son parcours intellectuel " à partir des rires qui ébranlèrent... tous les repères familiers de [sa] pensée ". La source du rire est un passage de l'ouvrage de Louis Borges qui fait référence à une " certaine encyclopédie chinoise " qui classifie les animaux très différemment de la biologie occidentale. Je ne vais pas citer toute la liste mais cela commence par "les animaux sont classés en : a) appartenant à l'Empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes...", etc. Ce que Foucault souligne n'est pas tant l'étrangeté de cette taxonomie et de ce système de pensée mais " les limites des nôtres, l'impossibilité totale de penser que cela puisse être ainsi ". La promotion de la santé est entravée par le fait de travailler selon un ordre des choses qui cadre le monde de la santé en catégories de maladies et risques comportementaux. Une nouvelle catégorisation fondée sur un modèle social de la santé reste à trouver (éventuellement en élaborant à partir du noyau que forment les domaines d'action de la Charte d'Ottawa).

Notre corps, nous-mêmes

Foucault a consacré une part importante de son oeuvre (par exemple dans La naissance de la clinique) à analyser comment -à partir du dix-huitième siècle- le regard médical a commencé à élaborer de nouvelles règles de classification. Une nouvelle carte du corps a été créée, l'esprit et la nature ont été séparés, la machine est devenue l'analogie et la norme par excellence le mâle. Qu'est-ce qui change dans l'ordre des choses lorsque nous introduisons l'idée de genre ? Cela a pris presque deux cents ans pour déclarer un nouvel ordre de la santé par le mouvement de santé des femmes et la publication de Our Bodies Ourselves (Notre Corps, Nous-mêmes). La préface de l'édition de 1976 raconte le processus de découverte et d'apprentissage vécu lors de la production du livre en 1969 : "au début, nous nous sommes appelées " le groupe des médecins " ... le fait d'en discuter s'est avéré tout aussi important que les faits eux-mêmes... cela se reflète dans l'évolution des titres du livre depuis Les Femmes et leur Corps, en passant par Les Femmes et notre Corps pour finalement choisir Notre Corps, Nous-mêmes. Ce livre est devenu à l'échelle mondiale l'expression d'un mouvement qui a changé la manière dont les femmes se voient, elles et leur corps, et a conduit à des changements importants dans le système des soins, dans la recherche sur la santé, et dans le développement de politiques. La préface de l'édition de 1976 décrit également l'importance du savoir dans le processus d'acquisition de pouvoirs: " nous nous sommes senties transportées et stimulées par nos connaissances nouvelles... pour nous, l'éducation du corps est le coeur de l'éducation ... notre corps est la base physique à partir de laquelle nous évoluons dans le monde ". Comme le travail de Foucault, le mouvement de santé des femmes a mis en lumière la structure de pouvoir qui est intrinsèque au modèle médical : " l'expérience d'apprendre simplement à quel point nous avions peu de contrôle sur nos vies et nos corps ... s'est transformée en une expérience politique formatrice et nous a permis de sentir le pouvoir potentiel que nous avions en tant que force de changement politique et social ". Ce potentiel de la santé comme force de changement (idée que l'on retrouve dans les travaux de Paulo Freire) a été à la racine des approches d'" empowerment " (d'acquisitions de pouvoirs) qui font partie intégrante de la promotion de la santé.

George Rosen vers la nouvelle santé publique

L'histoire de la santé publique de George Rosen, publiée pour la première fois en 1958 et jamais supplantée à ce jour, a placé de manière non équivoque le développement de la santé publique dans le contexte de réformes sociales, une tradition dans laquelle s'enracine aussi la " nouvelle santé publique ". Je ne peux pas mieux résumer son ouvrage qu'en reprenant les mots d'Elizabeth Fee dans l'introduction qu'elle a rédigée pour la réédition du livre en 1993: " Rosen a offert une histoire sociale dans laquelle il a tenté de démontrer la production sociale de santé et de maladie, de placer les médecins et les professionnels de la santé publique dans leur contexte social et de montrer que leurs idées et pratiques évoluaient par rapport au cadre plus large des conditions sociales et politiques. Il a, en même temps, su garder une place héroïque dans l'histoire pour tous ceux qui se sont battus pour améliorer la santé et prévenir la maladie, que ce soit par le développement et l'application d'idées scientifiques, ou par des réformes sociales pour promouvoir la santé publique. "

C'est pourquoi, le sous-titre de la Charte d'Ottawa est si important pour moi : vers une nouvelle santé publique. Cela signifie un engagement par rapport à l'histoire et une vision de l'action de santé publique fermement ancrée dans les réformes sociales.

Anthony Giddens met en lumière la recherche en sciences sociales

Avec la formulation de la Charte d'Ottawa, la promotion de la santé s'est organisée selon un modèle d'interventions sociales, soumis aux ambiguïtés des notions d'acquisitions de pouvoirs (" empowerment ") et de contrôle, mais considérablement éloigné du cadre fondé sur les preuves d'un modèle clinique. Pourtant, elle ne s'est jamais pleinement fondée sur les sciences sociales - ou sur ce que très pertinemment Anthony Giddens en 1976 a appelé " les nouvelles règles de la méthode sociologique ". Giddens à l'époque était cité comme " le doyen des plus jeunes sociologues britanniques "; il est maintenant Doyen de la London School of Economics, conseiller auprès du premier ministre et un analyste éminent de la mondialisation. Je recommande les neuf règles de la méthode sociologique - résumées à la fin de son livre - à tous ceux qui font de la recherche en promotion de la santé et qui participent à l'incessant débat sur son efficacité, en dépit du fait que ces règles ont maintenant vingt-cinq ans. Elles mettent en lumière l'essence de la recherche en sciences sociales et par association, de la recherche en promotion de la santé. Je voudrais juste citer quatre de ces " nouvelles règles " (je suggère que le lecteur ajoute santé et promotion de la santé lorsque cela s'applique) :

  1. la sociologie ne traite pas d'un univers convenu à l'avance d'objets, mais d'un constitué ou produit par les faits et gestes actifs de sujets ;
  2. la production et la reproduction de la société doivent être considérées de la part de ses membres comme le résultat de leurs interventions et non comme une simple série mécanique de processus ;
  3. on ne doit pas conceptualiser les structures comme plaçant simplement des contraintes sur l'action humaine, mais comme favorisant aussi son épanouissement ;
  4. les processus de structuration impliquent l'interaction de significations, de normes et de pouvoirs... chaque ordre moral et cognitif est en même temps un système de pouvoir, impliquant un " horizon de légitimité ".

Les histoires de Gregory Bateson

L'ouvrage de Bateson traite également de l'interaction des significations, du contexte et des limites de la prévisibilité ; il conteste la séparation dans la culture occidentale entre esprit et nature et va constamment chercher les fondements et le modèle qui créent des liens. Ce qui m'a également attirée dans le travail de Bateson, c'est sa capacité - en tant qu'anthropologue - à faire ses remarques en racontant des histoires, par le biais d'une approche qu'il a appelée les " métalogues ". Il s'agit de dialogues de fiction entre une fille et son père. Elle lui pose les questions que nous avons arrêté de poser, parce qu'on nous a appris à accepter " l'ordre des choses ". Elle demande par exemple: " Papa, pourquoi faut-il qu'il y ait des plans ? Pourquoi les choses deviennent pagaille ? Qu'est ce que le mot "objectif" veut dire ? ".

Mon histoire préférée (en promotion de la santé) est celle de la mère, de l'enfant, des épinards et de la crème glacée. Elle dit ceci :

" Une mère récompense habituellement son petit garçon en lui donnant une crème glacée lorsqu'il a fini de manger ses épinards. De quelle information allez-vous avoir besoin pour pouvoir prédire si l'enfant va : a) finir par aimer ou détester les épinards, b) aimer ou détester la crème glacée, ou c) aimer ou détester sa mère. "

Bateson soutient que pour explorer les ramifications de cette question, tout ce dont on a besoin comme information complémentaire concerne deux facteurs : le contexte et la signification. Il écrit qu'en fait, le phénomène de contexte et celui très étroitement lié de signification a créé une division entre les sciences " dures " et la catégorie de sciences qu'il a essayé de construire.

Conclusion

Je voudrais dire à quel point j'ai apprécié le retour aux sources de ces textes pour préparer cet article - ils ont constitué la carte intellectuelle qui m'a guidée pour explorer le territoire que nous appelons promotion de la santé. Mais en terminant, je voudrais souligner un trait commun à tous ces textes : leur profond attachement à la capacité et à la volonté des êtres d'agir, et leur compréhension de cette capacité et de cette volonté, de même que leur acceptation de la liberté des personnes de prendre des risques. J'ai commencé avec Foucault, je vais terminer avec lui : " J'essaye de comprendre les systèmes implicites qui déterminent notre comportement de tous les jours sans notre connaissance. Je veux trouver leur source, montrer leur formation de même que le pouvoir qu'ils ont sur nous. C'est pourquoi j'essaye de me distancer d'eux, afin de montrer comment on peut leur échapper. "

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Références bibliographiques

  1. Bateson, G. Steps to an Ecology of Mind. Chicago, The University of Chicago Press, 1999. WWW
  2. Foucault, M. The Order of Things. New York, Random House, 1994. WWW
  3. Giddens, A. New Rules of Sociological Method. London, Hutchinson, 1982.
  4. Rosen, G. A history of Public Health. Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1993. WWW
  5. The Boston Women's Health Collective The New Our Bodies, Ourselves. New York, Simon and Schuster, 1984. WWW
* La version française de ce texte a été réalisée par Marie-Claude Lamarre de l'Union internationale de promotion de la santé et d'éducation pour la santé (UIPES) pour publication, avec l'autorisation de l'auteure et de la rédaction de la RHPEO, dans la revue Santé de l'Homme publiée à Paris par le Comité français d'éducation pour la santé (CFES).


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